Fascinée par les fenêtres emmurées depuis toujours, j’ai enfin su quelle en était la raison. Cela provient d’une taxe sur les portes et les fenêtres, ancêtre de la taxe d’habitation. Au plus il y avait de fenêtres par bâtiment, au plus la taxe était élevée. Ainsi, de nombreux propriétaires ont muré les fenêtres qui leur étaient inutiles, allant parfois jusqu’à cloîtrer leurs locataires dans le noir. L’épidémie de rachitisme et de carences en vitamines B et C, provoquée en cette période, m’a intéressée. Une décision architecturale qui affecte la physiologie témoigne d’un lien fort qui unie notre corps à notre habitation. Le corps est notre premier habitat. Les structures qui nous entourent viennent, comme des secondes peaux, nous enlacer, nous protéger de l’extérieur. Lorsqu’elles ne sont pas fiables, notre organisme se retrouve fragilisé. Nous dépendons de nos constructions, qui évoluent selon nos besoins corporels. Quelque chose d’assez funeste se dégage de ces fenêtres condamnées, peut-être dû à l’aspect définitif de la réalisation. J’ai voulu aller à l’encontre de la pérennité de ces espaces murés en ne scellant pas les briques entre elles. Structure instable et partielle, elle oscille entre sa propre construction et déconstruction.
Alexiane Le Roy
Des échafaudages se superposent aux façades comme des fixateurs externes de membres fracturés. Des barres métalliques retiennent tant bien que mal les maisons délabrées qui semblent vouloir rejoindre le sol. De la construction à la chirurgie, il n’y a qu’un pas, et ces structures me le rappellent une nouvelle fois. Un objectif commun de stabilité engage pour les deux domaines des montages de toutes sortes, d’enchevêtrement de matériaux, jusqu’à ce qu’on n’y comprenne plus rien. Broches, tiges, vis et étaux viennent consolider l’ossature fragilisée, rappelant l’état transitoire du chantier. Qu’il soit dans la salle d’opération ou sur un bâtiment en rénovation, son désordre est nécessaire au rétablissement, bien qu’il prenne parfois des allures de paysage apocalyptique. Les armatures s’extraient parfois du béton, laissant ainsi apparaître ses entrailles d’acier, tandis que des poutrelles érigent péniblement le squelette vers le ciel. Dans ce champ de bataille où les plaies ouvertes sont pansées, les fractures réparées, tout est mis en œuvre pour assurer une stabilité rassurante à l’humain en quête d’équilibre.
Alexiane Le Roy
Sous le béton, la sensibilité! Alexiane ouvre une brèche de laquelle s’échappe le dialogue entre la matière et le corps. Qui est l’étranger entre le corps ou le matériau ? Elle s’en amuse, crée d’étonnantes analogies entre les processus organiques du corps et les propriétés des matériaux. Elle s’empare des failles et des accidents, transforme. Elle soigne, répare les architectures avec la précision et la rigueur d’un chirurgien. Elle incise dans ce qui l’entoure, découpe des ombres, les consigne. Avec une attention particulière elle décortique ses expériences, prélève de son quotidien, intervient sur son environnement.
Marie Rosier
La pratique d’Alexiane Le Roy repose sur une volonté, de nature intuitive, à combiner le corps avec l’architecture qui l’entoure : à le confronter à la matière. La confrontation ne signifie pas nécessairement une rencontre entre deux ordres différents. Elle peut également se manifester par les déplacements ordonnés et préconçus d’un corps dans l’espace urbain. Notamment par les dispositifs dans lesquels le corps chemine en équilibre entre les limites imposées.
La matière qu’emploie l’artiste n’est pas différente mais précisément identique à ces matériaux de construction qui s’éparpillent autour de nous, dans leur robustesse anatomique. Elle développe son vocabulaire plastique selon sa constatation étonnante que nous réparons nos corps comme nous construisons nos architectures. Ces matériaux sont de ce fait pensés avec les progrès en médecine qui modifient l’essence même du corps et bouleversent les fondements de sa nature : greffés et agrémentés de prothèses, soignés de ciment. C’est sur l’absence en apparence de liens entre ces deux domaines que l’artiste puise sa volonté de les rapprocher. L’imagerie médicale lui inspire des formes élégantes que les matériaux de construction imprègnent de puissance.
À cette solidité, Alexiane Le Roy impose une fragilité parfois discrète mais potentiellement désastreuse : l’équilibre des masses est poussé aux extrémités des capacités dans une inertie en tension. La tranquillité en apparence des confrontations recouvre en réalité une instabilité tragique. Ces tensions mises en difficulté permettent à l’artiste d’établir un parallèle significatif entre les constructions et le corps humain : une structure solide pourtant caractérisée par son inconsistance et déterminée par l’aléatoire des évènements physiologiques. Nous parlons de pathologie des façades quand il s’agit d’examiner les surfaces architecturales avant leur traitement. De « peau » mais également de « squelettes » pour désigner les parties spécifiques des bâtiments. En plus du vocabulaire, les outils dont nous nous servons pour soigner et construire peuvent être les mêmes. C’est à partir de souvenirs auditifs d’une opération que l’artiste s’est rendue compte que le chirurgien employait, comme elle pour sa pratique, des vis et des plaques pour réparer sa malléole fracturée.
Pierre Pharaon
Alexiane fait rimer chirurgie et chantier. Sa cheville, parée d’une plaque d’acier, vient défier sa fragilité. On la lui a cogné au marteau. Petite déjà, elle se sentait matériau, ça lui a sculpté la sensibilité. Après ça, elle a eu plus d’empathie pour la ferraille et le béton. Tout ça se travaillait, s’érigeait. Son corps aussi, on l’avait redressé, à coup de vis. Le corps est une architecture qu’on peut modifier et ce avec les outils du chantier. Prothèse en polyuréthane, grillage dans les artères, silicone dans les membres artificiels … Certaines installations sculpturales d’Alexiane Le Roy sont le résultat de traitements chirurgicaux apposés à une matière non-organique. Et même si sa gestuelle de travail évoque plus le chantier que la salle d’opération, on peut parler de soins du béton.
La perplexité peut nous gagner, bichonne-t-elle la matière ou l’attaque-t-elle ? Quand on la voit tordre, shooter, marteler, frapper on se dit qu’elle va tout défoncer mais à la fin son dessein se profile. La matière s’est pliée à ses exigences, les corps durs se sont sculptés à sa convenance. Elle confère à des matières non-organiques une part de vitalité légitime, en observant leurs facultés à réagir à leur environnement. La matière quelle qu’elle soit (organique ou pas) peut se traiter de manière similaire. On peut opérer les murs de prothèse, on peut visser des plaques dans le corps. Finalement le vivant et le non-vivant ont des principes communs. Alexiane s’amuse de cette zone partagée par l’ensemble de la matière.
Mathilde Zafirov